Exclusivisme

par Michel Block, pasteur à Brest

 

À chaque début d’année scolaire en cours de khâgne et d’hypokhâgne, le philosophe Alain écrivait au tableau la phrase de Platon : « Il faut aller à la vérité de toute son âme ». Cette phrase résume l’effort humain par excellence : Aller vers, atteindre, saisir, le sens ultime de la vie, par ses propres moyens, qu’ils soient religieux, scientifiques ou philosophiques. Jésus-Christ est venu poser l’exact contraire de ce mouvement : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14.6). Pour quiconque confesse que « Jésus-Christ est le Seigneur », la vérité n’est pas accessible par les êtres humains, le sens de la vie, le salut ne s’obtient pas au terme d’une longue suite d’efforts, mais il se reçoit, car c’est la vérité elle-même qui est venue jusqu’à nous, c’est le Père lui-même qui a ouvert le chemin par lequel nous pouvons le rencontrer. À la question que Pilate lui pose lors de son procès (« Qu’est-ce que la vérité ? ») le silence de Jésus n’est pas, pour moi, celui de l’impossibilité de fournir une réponse, mais un appel à la contemplation : « La vérité est devant toi, Pilate. »

Pour un chrétien, il convient donc de considérer cette affirmation de Jésus (« Je suis le chemin, la vérité et la vie ») avec sérieux et attention.

Car, particulièrement de nos jours, une objection très forte lui est opposée : « Quelle intolérance ! Quel manque d’ouverture ! Quelle violence ! Comme toutes les autres religions le christianisme prétend détenir la vérité et est donc porteur d’un germe de violence. » Pour éviter d’affronter de telles contradictions, le christianisme est tenté de se présenter comme une vérité parmi d’autres, une déclinaison possible du mystère dont toutes les religions et les philosophies cherchent à rendre compte. Or cette tentation est contradictoire avec la phrase de Jésus qui vient d’être citée. Elle ne rend pas compte de l’espérance chrétienne.

Il me paraît donc utile de faire quelques remarques sur le contexte dans lequel Jésus a dit cette phrase, tant il est vrai qu’un verset biblique extrait de son contexte peut être manipulé afin de lui faire dire tout autre chose que ce pour quoi il a été écrit…

Jésus prononce cette phrase lors de son dernier et long entretien avec ses disciples, juste avant d’être trahi et livré. Jean commence le récit de ces événements au chapitre 13 de son évangile : « Avant la fête de Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, mit le comble à son amour pour eux. »  (Jean 13.1-2). Ces deux versets me semblent présenter et résumer le sens de tout ce que Jésus va faire et dire à partir de là. L’ensemble de ce que nous lisons, depuis le lavement des pieds jusqu’à la croix et à la résurrection est le signe de cet amour de Jésus porté à son comble pour les siens. Dès lors, je reçois ce « Je suis le chemin, la vérité et la vie », non comme une affirmation autoritaire, dictatoriale et dogmatique, mais comme un témoignage d’amour, que Jésus présente ainsi pour assurer les siens que leur quête de sens a trouvé son aboutissement, par lui. Il n’est pas question de l’adhésion à un système théorique. Immédiatement après cette parole de Jésus, Philippe saisit la balle au bond et déclare : « Seigneur, montre -nous le Père et cela nous suffit », ce à quoi Jésus rétorque : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne m’as pas connu, Philippe ! » Découvrir que Jésus est le chemin, la vérité et la vie n’est pas l’aboutissement d’un processus de réflexion, mais le fruit d’une rencontre personnelle.

L’horizon des chapitre 13 à 17 de l’évangile de Jean (mais cela n’est-il pas vrai de tout cet évangile ?) est la mort de Jésus sur la croix et sa résurrection. Une phrase aussi massive que celle de Jean 14.6 ne trouve son véritable sens qu’en lien avec ces événements. Car une des conséquences les plus problématiques du rapport des êtres humains à la vérité est la violence. Si je pense savoir quelle est la vérité, je peux très vite être tenté de contraindre les autres de la reconnaître, en usant de tous les moyens à ma disposition. Surtout si je demeure dans l’impulsion humaine évoquée au début de cette méditation, et qui tend à estimer que c’est à l’homme de faire route vers le vrai. Les spectres de l’inquisition et des croisades, les exemples douloureux de Jean Hus, Michel Servet et bien d’autres se dressent comme autant d’avertissements solennels du risque du contre-témoignage le plus absolu sous couvert de la défense la plus louable de l’orthodoxie. Pour éviter cela, de nos jours, l’attitude privilégiée est celle du relativisme. Car l’affirmation non pas d’une mais de la vérité semble être fatalement porteuse de violence. Il faut donc rappeler que la vérité s’est livrée aux hommes. Celui qui est le chemin a accepté d’être mis à mort, plutôt que de tuer qui que ce soit. Notre rapport à la vérité est totalement subverti par la vérité elle-même ! Car il y a une vérité, c’est Jésus-Christ et lui seul. Mais, en tant que disciple de Jésus, je n’ai pas le droit d’imposer cette conviction à qui ce soit d’autre. Je dois même accepter de subir l’hostilité de ceux qui ne partagent pas cette certitude, plutôt que d’en faire preuve à mon tour. Plutôt qu’un « peut-être » ou un « pourquoi pas » me permettant vivre dans un consensus mou et mensonger avec les autres, je suis appelé à risquer un « oui » massif, mais qui fait de moi un témoin n’oubliant pas que le mot grec traduit ainsi est le mot « martyr ». Cela, je ne peux l’imposer à personne, car ce n’est que le fruit de ma rencontre personnelle avec celui qui est la vérité, dont je suis le chemin pour recevoir la vie.

Enfin, je veux rappeler à qui Jésus s’adressait particulièrement en disant cette phrase. Thomas. Thomas qui ne savait pas de quel chemin lui parlait alors son Seigneur (Jean 14.5). Thomas l’incrédule. Celui à qui il fallait plus que le récit exalté de ses dix compagnons pour le convaincre de la résurrection de Maître (Jean 20.25). Thomas, rongé par la douloureuse lèpre du doute, par la souffrance. Oui, comme le montre Daniel Bourguet dans son dernier livre (Sur les bords du Jourdain, paru chez Olivetan), le doute est très souvent le fruit amer de la souffrance. Thomas, qui, devant le ressuscité, à l’épreuve de sa rencontre, s’écrie dans l’adoration : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jean 20. 28). Si, comme Thomas, je reçois pour moi-même l’énoncé que Jésus est le chemin, la vérité et la vie, avec lui, je peux tomber à genoux devant celui qui a mis un comble à son amour pour moi en allant jusqu’à la croix pour porter mon péché et en se montrant vivant pour m’assurer que désormais rien ne me séparerait plus de l’amour de Dieu. Je m’agenouille, non pas parce que je serais terrorisé par un dictateur aux prétentions ubuesques, mais parce que je suis devant la source de toute vie, de toute paix et de toute joie, que je n’ai pas atteinte par moi même mais qui m’a rejoint, par amour (Ph. II. 5-11). Ce n’est pas un argument à proposer dans une discussion de café. Ce n’est pas la conclusion d’une exégèse historico-critique. C’est le fruit de ma rencontre avec Jésus-Christ, aussi fragile qu’indiscutable, aussi indémontrable qu’inaliénable. Jésus-Christ. Mon Seigneur et mon Dieu. Lui seul.